Trois chapitres d’une vie poétique

A l’aide de nombreux documents, dont beaucoup sont présentés pour la première fois, apparaissent les nuances, les défis et les victoires qui ont marqué la vie de Rosemonde Gérard. Ils offrent un nouveau regard sur cette femme qui a voué sa vie à l’amour et à la poésie.

Jeunesse et début poétique (1885-1890)


Élevée dans un milieu littérature et artistique, Rosemonde Gérard a rapidement développé une passion pour la poésie. Elle publie son premier recueil, Les Pipeaux, en 1889 à l'âge de 23 ans. L’ouvrage, récompensé par le prix Archon-Despérouses de l'Académie française, laisse augurer une carrière littéraire prometteuse.

L'ennui des années en pensionnat

Rosemonde est élève au couvent des Dominicaines de Neuilly de 1880 à 1884. Elle s’y est apparemment profondément ennuyée, comme l’attestent ses écrits autobiographiques

Ô château de mélancolie

Dont la jeunesse est le clocher,

Vieux couvent où, d’être jolie,

A presque l’air d’un péché…

 

Petit paradis monotone

Dont les anges jouent dans la cour,

Dont l’horloge même s’étonne

De voir si peu changer les jours…

Trouver dans un plancher dont on ouvre la trappe

Un escalier secret qui se perd dans le soir...

Mais je me réveillais devant un tableau noir,

Traçant avec la craie un triste théorème,

Ou dans le labyrinthe ennuyeux d'un problème

Qui vous perd tant de fois avant qu'on l'ait trouvé :

Et je calculais... moi qui ne sait que rêver !

Un courrier [1] adressé à son demi-frère Henry Lee, alors qu'elle est âgée de 14-15 ans, montre son état d'esprit à cette période de sa vie. Elle témoigne d'une grande tendresse pour lui et pour sa maman qu'elle ne voit au parloir qu'une fois par semaine. Espoir, patience, courage, voici ce que je ne cesse de me répéter. Elle est malheureuse et veut s'en ouvrir à sa tante madame d'Archiac, qui semble tenir un rôle important auprès de la jeune orpheline de père et sans mère officiellement déclarée.

Espoir, patience, courage, voici ce que je ne cesse de ma répéter ; pourtant cher cher Henry je n’en suis pas moins triste, je vous aime tant et je serais si heureuse au milieu de vous. Enfin puisqu’il le faut espérons attendons ; peut-être que tout s’arrangera. En tout cas, j’y mets tout mon pouvoir et ma volonté, car tu comprends cher petit frère quand il s’agit de vous revoir, de voir maman c’est mon bonheur qui est en jeu. Je t’écris cette lettre à la hâte car je vais aller dans un quart d’heure au piano et je veux la donner à maman demain vendredi ! Mon pauvre seul jour de parloir maintenant. J’ai répondu à Berthe et à Gabrielle pour leur dire le jour de la sortie. Madame d’Archiac[2] m’ayant écrit de lui faire savoir immédiatement le jour de la sortie. Je viens de le lui apprendre. Si je sors avec elle cette-ci hélas ! ce ne sera pas pour mon plaisir et de sera la dernière fois je le crains bien. J’ai à lui parler fort sérieusement. Je suis malheureuse ici en ce moment. Ma petite Germaine est toujours bien gentille avec moi il semblerait que son affection se double maintenant qu’elle me voit malheureuse. Je suis obligée de te quitter mon bien cher Henry sans cela je ne ma lasserais jamais de causer avec toi. A Dieu dont l’espoir est une grande consolation c’est avec celle là que je te laisse n’en ayant pas d’autre à t’offrir…

A bientôt, oui à bientôt je l’espère, je t’envoie mes mille et mille tendres baisers.

Ta petite sœur qui t’aime de toute l’affection de son cœur.

Rose Gérard

Embrasse bien maman pour moi et dis à Marie mille choses de ma part et que je l’embrasse bien.

[1] (inv2019.01.07) La lettre porte un liseré de deuil. Elle date de l’année qui a suivi le décès de son père le 8 août 1880. Elle a 14/15 ans

[2] Madame d’Archiac doit être l’épouse du Comte d’Archiac, neveu du Comte Gérard et semble être considéré comme seul héritier légitime et le seul successeur à sa personne. « sa prétention n’est pas contestée »

Une jeune poétesse éblouissante

Le couvent est passé... Maintenant c'est la Vie.

Et, si petite encore au bord de l'univers,

Je ne sais rien de mieux que d'écrire des vers.

Les vers me dominaient. Je tremble en y songeant...

La jeune fille fréquente les salons littéraires où son talent et son charme s’épanouissent. En 1898, dans le journal Le Temps, le journaliste Gaston Deschamps se souvient d’elle lors des après-midis chez Leconte de L’Isle : C’est une jeune fille très mince, très blonde, délicate et gracieuse. Je vois encore son entrée, qui mit de la lumière dans le salon un peu sombre. Elle disait ses vers d’une voix claire et musicale, avec un art spontané et déjà savant. Sa bonne grâce était tout aimable, sans affectation de naïveté et sans excès de coquetterie.

Les Pipeaux

Rosemonde écrit de la poésie depuis son plus jeune âge. Les vers me dominaient. Je tremble en y songeant… j’écrivis « L’anneau d’argent » et d’un cœur de seize ans que la vie émerveille : « Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille, Lorsque mes cheveux blonds seront … » et caetera…

Ce poème « L’éternelle chanson » qui la rendra célèbre grâce aux vers "Je t'aime aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain" est publié en 1889 chez Alphonse Lemerre dans un recueil de 139 pages intitulé Les Pipeaux.

L'accueil des critiques est excellent. Albert Willemet : Rosemonde Gérard nous rappelle le divin Raphael. Transposez cette peinture et vous aurez cette poésie. Même précocité géniale. C’était presque une enfant encore qui offrit à nos âmes ces délicieux Pipeaux où frissonnent des vers d’amour qui sont parmi les plus adorables de toute la poésie. (inv2019.01.11 : copie manuscrite de critiques de la main de Rosemonde Gérard).

L'amour et la nature sont les thèmes de prédilection de Rosemonde Gérard. Elle exprime des sentiments intimes et délicats avec une profonde tendresse. Son style poétique est simple et élégant. Elle parvient à exprimer des émotions complexes avec des mots simples, créant ainsi une poésie accessible et touchante. Elle a un talent pour choisir des mots qui évoquent une grande sensibilité à l’image de ce vers célébrissime « Je t’aime aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain ».

Edmond Rostand : amour, poésie, collaboration fusionnelle (1890-1910)


Son mariage avec Edmond Rostand, célébré en 1890, marque le début d'une collaboration littéraire exceptionnelle. Mais celle-ci sera unilatérale. Rosemonde, pressentant le génie du jeune homme, décide de se vouer totalement à sa carrière. Elle met en veille sa propre œuvre littéraire, pour permettre à son époux de se concentrer sur ses créations. Elle veut pour lui la Gloire.

Soutien artistique

Rosemonde Gérard joue un rôle essentiel en introduisant Edmond Rostand dans son cercle social et littéraire, tissé depuis son plus jeune âge. Grâce à elle, il fait la connaissance de Jules Clarétie, administrateur général de la Comédie-Française, qui accepte sa pièce Les Romanesques jouée en 1894 sur les planches de la célèbre institution. Cette même année, c’est elle encore qui organise la rencontre déterminante avec Sarah Bernhardt pour son projet de la Princesse lointaine. Ce sera le début d’une grande amitié entre eux trois et la première marche vers le succès.

L'implication de Rosemonde Gérard va au-delà du rôle traditionnel de muse ou de compagne. Elle agit en collaboratrice active, elle le soutient, le motive. Elle assure un véritable travail de documentaliste, facilitant ainsi le processus créatif. Elle récupère les brouillons jetés à la poubelle, elle recopie les passages. Elle a une profonde compréhension de son travail.

Son soutien va jusqu’à l’aspect financier. Rosemonde a une fortune personnelle d’un million de francs héritée de son père le comte Gérard. Elle n’hésite pas à y puiser la somme considérable de 200 000 francs pour aider à la création de Cyrano.

La qualité de l’écriture se double chez Rosemonde des talents oratoires. Jeune, elle ravit son auditoire en récitant ses poèmes chez Leconte de Lisle ou dans le salon littéraire de sa mère. Plus tard, elle donne la réplique à son époux dans une reprise des Romanesques en 1895. Elle va même au débotté interpréter Roxane lors de la répétition des couturières, l’actrice Maria Legault malade. Elle considèrera plus tard cet épisode comme le plus beau souvenir de sa vie.

Les années 1900-1910 marquent un tournant dans leur relation. L'amour, la complicité intellectuelle ne résistent pas aux tourments des problèmes de santé, des sauts d'humeur, de la dépression de son époux.

 

Edmond Rostand alterne les périodes d’euphorie et de profond accablement. Il est brillant, enthousiaste en se lançant dans son chef-d’œuvre de pierre et de verdure, la Villa Arnaga. Rosemonde s’y investit avec délice. En mai 1906, en visite à l’Exposition d’Horticulture, elle achète les sujets uniques et les plantes nouvelles au grand désespoir des gens qui les couvaient de l’œil depuis un mois. Sa collecte est telle qu’il faudra un wagon entier pour les acheminer. En parallèle, l’écriture de Chantecler connait des fulgurances et des moments de découragements. Le soutien qu’elle lui apporte dans ces moments difficiles devient progressivement un fardeau. Elle se s’installe à Paris de plus en plus longtemps.

Renaissance littéraire


A partir de 1911, Rosemonde Gérard reprend son indépendance littéraire. Elle monte Un Bon Petit Diable, pièce en vers coécrite avec son fils aîné Maurice d’après la comtesse de Ségur.

Vie Indépendante (1911-1918)

En février 1914, elle et Maurice s’associe à nouveau pour la création d’un conte lyrique La Marchande d’allumettes inspiré d’Andersen. La musique est conçue par Tiarko Richepin. Cette rencontre marque la suite de sa vie. Le jeune homme de 18 ans son cadet succombe au charme d’une Rosemonde toujours très belle pour une liaison qui durera deux décennies.

 

Rosemonde et Edmond ne vont jamais rompre totalement. Elle revient notamment se réfugier à Cambo pendant une partie de la guerre. Elle est présente au chevet de son époux lorsqu’il meurt le 2 décembre 1918. Il n’y a, hélas, que la mort qui nous révèle exactement la force du lien mystérieux qui nous attache à un être… Le lien qui m’attachait à cet être admirable et unique était infini : c’était ma vie même, ma vie qui, même à distance, ne me venait que de lui.  Je souffre tellement que je suis étonnée à chaque minute de ne pas mourir.

 

Elle conservera tout au long de sa vie une sorte de vénération pour son époux défunt. Elle lui consacrera une biographie en 1935 et de nombreuses conférences, pour conserver vivante sa mémoire.

Les Années Folles et Renaissance Créative (1920-1939)

Pendant les années folles, Rosemonde Gérard reprend son rôle de femme de lettres. Elle tient salon, siège au jury du prix Fémina, fréquente les générales des pièces de théâtre. Elle publie ses poèmes dans les grandes revues populaires, accumule les conférences dans toute la France.

C’est au cours de cette période qu’elle révèle toute sa puissance créatrice. Elle écrit, fait jouer et publie six pièces de théâtre. La série commence en 1925 avec une pièce en quatre actes La robe d’un soir. L’année 1928 est exceptionnelle avec La Tour Saint-Jacques, représentée pour la première fois sur la scène de la Comédie-Française le 28 janvier 1928, Les Masques de l'amour, Les Papillotes, À quoi rêvent les vieilles filles, et enfin L’Accordeur.

Sur cette décennie, elle s’adonne aussi à sa passion de jeunesse pour la poésie et publie L’Arc-en-Ciel, en 1926, ouvrage couronné par l’Académie Française. Cette même année, elle rédige une biographie consacrée à son aïeule La vie amoureuse de Madame Genlis.

Depuis Les Pipeaux, ses poèmes sont mis en musique par les plus grands compositeurs. L’essor des phonographes et de radiophonie voit les propositions se multiplier. Avec Tiarko Richepin, elle intervient en direct sur les antennes de la Tour Eiffel ou des PTT dans des émissions comme un Concert invisible.

En 1934, Rosemonde Gérard publie une nouvelle pièce intitulée Les Masques de l’Amour, suivi en 1939 par un nouveau recueil de poésies Rien que des chansons.

Engagement littéraire et dernières années (1940-1953)

La passion littéraire de Rosemonde Gérard se manifeste également à travers sa volonté de mettre la lumière sur les auteurs qu’elle aime. Elle conçoit une conférence intitulée Spiritisme. Utilisant l’artifice d’une séance autour d’un guéridon pour faire revenir ces poètes d’outre-tombe, elle récite sous leur contrôle des morceaux choisis. Elle invoque ainsi Beaudelaire, qui répond d’un coup et lit en son nom La Mort des Amants. Pour Chabrier, elle interprète L’Ile Heureuse… Très professionnelle, elle chronomètre le temps nécessaire, notant au crayon dans la marge : 8mn.

En 1943, elle se consacre de nouveau aux poètes en publiant Les Muses Françaises. Revendiquant la place des femmes dans l’histoire de la poésie, elle dresse le portrait de poétesses depuis Marie de France au XIIème siècle jusqu’à ses contemporaines.

Vivant depuis longtemps avec son fils aîné Maurice Rostand, elle s’éteint le 8 juillet 1953. Les hommages se multiplient saluant la vie et l’œuvre de celle qui ne fut pas que l’épouse d’Edmond Rostand. Ses créations tombent progressivement dans l’oubli. Quelques poèmes subsistent longtemps dans les cahiers des jeunes enfants, le Calendrier, Bonne année… Cependant, ce sont surtout les deux vers d’amour qu’elle avait écrits à l’âge de 16 ans qui conservent encore aujourd’hui toute leur fraicheur et leur actualité.

Je t'aime aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain